Communication d’Alexandra Acatrinei (doctorante en co-tutelle) à la « Journée Doctorale », entre les Universtés Paris-Est Créteil (France) et Iasi (Roumanie): le 18 juin 2015, à l’Institut Culturel Rouman de Paris (1, Rue de l’Exposition, 75007 Paris).

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La poétique du rêve dans la littérature canadienne contemporaine (Anne Hébert)

La littérature canadienne d’expression française – qui porte depuis la Révolution tranquille (après 1960) le nom de littérature québécoise– occupe une place à part dans la famille des littératures francophones. Ses dénominations, à savoir littérature« française du Canada », littérature « canadienne-française » ou littérature « française d’Amérique », marquent l’existence d’un rapport avec la littérature de la Métropole. Toutefois, la spécificité des productions littéraires du Québec dérive à la fois del’attachement à cette province plutôt hostile à cause de son isolement et de son climat et du besoin de se distinguer de la littérature française de la Métropole et de survivre à l’intérieur d’une culture majoritairement anglaise. C’est dans le contexte de cette recherche de l’originalité que l’œuvre d’Anne Hébert (1916-2000) acquiert son importance.
Par sa mère, Anne Hébert se situe dans la descendance de François-Xavier Garneau, l’auteur du premier tome de l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours (1845). Elle a aussi été la cousine et l’amie intime du poète Hector de Saint-Denys Garneau « La seule influence à long terme qu’elle reconnaisse » , qui lui a ouvert l’horizon de la poésie française.Avant de publier son premier roman en 1958 – Les Chambres de bois – Anne Hébert fait ses débuts littéraires avec un recueil de poèmes Les Songes en équilibre(1942), puis elle publieLe Torrent (1950), recueil de nouvelles suivi en 1953 du deuxième recueil de poèmes Le Tombeau des Rois. À partir de 1958, la parution de sa prose alterne avec la publication des poèmes – Poèmes en 1960 (reprise du Tombeau des rois, suivi de Mystère de la parole) et Le jour n’a d’égal que la nuit en 1992, ou des pièces de théâtre (Le Temps Sauvagesuivi de la Mercière assassinée et les Invités au procès en 1967)sans que cela altère la pureté du style car « l’œuvre d’Anne Hébert est pour ainsi dire sans déchet » .

La thèse – Fonction(s) et fonctionnement du rêve dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert
Les dix romans qui constituent le corpus de notre thèse paraissent à travers une période de quarante ans, avec un décalage de douze ans entre le premier et le deuxième, Kamouraska(1970), et une distance qui varie de deux à six ans entre les romans suivants.
Le rêve est un des thèmes récurrents qui traversent l’ensemble romanesque hébertien. Il est présent dans neuf romans sur dix etse trouve mis en relation avec la rêverie, l’hallucination, le délire oule cauchemar. La place du phénomène onirique dans les romans d’Anne Hébert et sa transcription sur le plan du discours, c’est-à-dire le récit des rêves des personnages, comme les articulations entre le discours onirique et le discours romanesque qui l’encadre, représentent les deux lignes directrices de notre thèse intituléeFonction(s) et fonctionnement du rêve dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert. Notre hypothèse est que le rêve hébertien constitue le langage secret des personnages, l’unique moyen qui leur permet « de dire la subjectivité » , y compris les épisodes traumatiquesde leur histoire personnelle, dans une société qui voue un culte au silence et aux apparences. Le phénomène onirique marque donc les points forts de la dynamique des personnages. L’insertion des récits oniriques dans le récit-cadre assure l’existence d’un discours onirique qui entretient des relations complexes avec le discours romanesque. Il pourrait traduire au niveau formel un double rapport : d’une partl’isolement du personnage qui est à la recherche de la vraie vie, de cet ailleurs qui le hante et qu’il essaie de retrouver aussi par « l’exil onirique » , d’autre part la situation de la province québécoise à l’intérieur d’une aire anglophone.
 Dans un premier temps, nous avons survolé le parcours historique de la définition du rêve afin d’en délimiter les périodes essentielles etde retrouver les significations qu’elles ont offertes au phénomène onirique. Nous avons remarqué le passage du contenu onirique d’une extériorité – transcendance propre à l’Antiquité et même à une partie du Moyen Âge – à une intériorité mise en valeur par le romantisme, le surréalisme et les théories psychanalytiques. Nous avons également étudié la problématique des rapports entre le sommeil et la production du rêve, rattachant à chaque stade du sommeil une spécificité des images oniriques.
Quant à la transcription dans le langage du vécu onirique imagé, qui conduit au récit de rêve, nous avons inventorié les particularités qui font du discours onirique un type autonome de discours, susceptible d’être démarqué à l’intérieur du discours romanesque.

Le discours onirique
Quelques mots sur le discours onirique, analysé par Jean-Daniel Gollut, Étudier les rêves: la narration de l’expérience onirique dans les œuvres de la modernité (1999), Frédéric Canovas, L’Écriture rêvée (2000) ou Frédéric François, Rêves, récits de rêves et autres textes. Un essai sur la lecture comme expérience indirecte (2006). Raconter un rêve équivaut à traduire dans le langage des images oniriques situées par le réveil dans la tension entre le réel et l’irréel, entre soi et l’autre, entre l’ouverture et la clôture .Le récit de rêve se définit donc par le rapport permanent entre le monde du rêve et les mondes de la veille et on ne pourrait pas lui assigner une structure « figée ». Toutefois, il existe certaines marques qui, tout en assurant l’insertion du récit onirique dans le récit-cadre,y garantissent son autonomie. Il s’agit d’abord de ce que Frédéric Canovas appelle « pacte onirique », c’est-à-dire l’annonce onirique, le plus souvent un prédicat créateur-de-monde qui introduit le récit de rêve – le verbe « rêver » ou les syntagmes « avoir/faire un rêve » – et la clausule onirique ou l’indicedu réveil. En ce qui concerne le contenu de la séquence onirique, il peut se fonder sur des élémentsdistincts de ceux de la réalité ou il peut tout simplement emprunter à la réalité sa substancepour la modifier ensuite par un détail aberrant. Vu que le monde onirique nie le principe de non-contradiction et celui d’identité, le discours narratif assure la réarticulation à la surface des données contradictoires du rêve, par des connecteurs tels « pourtant », « cependant » ou « néanmoins », ou corrige l’apparence des états divers appartenant au rêve par certaines locutions, comme « en vérité », « en fait » ou « en réalité ».
Pour ce qui est de l’instance narrative du récit de rêve, son étude vise la problématique de la voix et de la modalisation. Le plus souvent, le récit de rêve est une narration homo-diégétique ; si le narrateur hétérodiégétique cède la fonction d’énonciation au personnage qui a rêvé, nous avons affaire à un changement de voix et à un transfert de responsabilité. Mais si le rêve d’un personnage est exposé directement, à la troisième personne, c’est la perspective qui change. Le régime cognitif particulier du récit de rêve est illustré par l’emploi des tournures modalisantes qui instaurent l’incertitude, comme « je crois que », « il me semble que » etc. Un autre aspect essentiel du récit onirique est donné par le sujet et ses hypostases : la première personne de tout récit de rêve réunit un je qui raconte, un jequi rêve et un je rêvé, où l’opposition des deux premières hypostases traduit une rupture d’identité entre le moi conscient et le moi rêveur, alors que la division du moi onirique en moi rêveur et moi rêvé entraîne des changements de la personne grammaticale.
Les temps privilégiés de l’expression du rêve sont l’imparfait, le passé composé et le passé simple, et parfois le présent. Les deux premiers temps servent à illustrer l’existence d’une relation entre le passé de l’expérience onirique et le présent de l’énonciation, tandis que le passé simple indique une rupture entre le passé et l’acte du discours.
La structure du récit de rêve est censée traduire la logique propre au rêve. Ses effets peuvent être rendus textuellement par la typographie – les signes de ponctuation, les italiques, les blancs, les alinéas ou les points de suspension. La transcription des rêves conserve la simplicité dans la construction et l’articulation des phrases et privilégie la discontinuité.

Le rêve – thème du fantastique
L’étape suivante de notre travail a consisté à mettre en relief le rapport qui existedepuis le romantisme entre le fantastique et le rêve.Le rêve comme thème fantastique apparaît en effet dans deux des romans hébertiens publiés l’un après l’autre à une distance de cinq ans, à savoir Les Enfants du Sabbat (1975) et Héloïse (1980), où fantastique, rêve et folie se mélangent pour traduire les expériences de transgression des personnages. Toutefois, malgré leurs rapports étroits à l’intérieur du récit fantastique et l’ambiguïté qu’ils y installent, le discours fantastique et le discours onirique ne se confondent pas ; ils sont deux types de discours autonomes.
Cette partie a constitué aussi l’occasion de tracer les distinctions entre le rêve et le cauchemar, et de manière implicite entre le récit de rêve et le récit de cauchemar qui suit un schéma figé, à savoir l’apparition du démon qui s’assoit sur la poitrine du dormeur, en l’oppressant, etfinit par l’abuser sexuellement. Mais le fantastique d’Anne Hébert ne se réduit pas nécessairement à un fantastique onirique. Il est également sous-tendu par des figures du Mal, comme la sorcière et le diable, le vampire ou le spectre, avatars retrouvés également dans des romans hébertiens qui n’ont pas reçu l’étiquette de récit fantastique (Kamouraska, Les Fous de Bassan).

Les fonctions du rêve dans les romans hébertiens
Jusqu’à ce point, nous avons identifié une des fonctions du rêve dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert, à savoir celle de moyen de diffusion du fantastique ou de pont versl’au-delà de la réalité dont il est le prolongement etqu’ilcontamine en permanence.Chacun des romans mène la pratique littéraire du rêve à un autre niveau, tout en s’inscrivant dans le mouvement d’un langage secret.Notre approche est thématique et chronologique : l’étude des fonctions du rêve à travers les romans de l’auteure québécoise sera doublée par l’analyse de son fonctionnement, c’est-à-dire de la complexité du discours onirique, et de sa place à l’intérieur du discours romanesque.
André Brochu considère que « les trois plus grandes réussites narratives d’Anne Hébert » sont la nouvelle le Torrent et les romans Kamouraska (1970) et Les Fous de Bassan (1982).Les autres romans sont considérés comme des romans-poèmes, de par leur structure fragmentaire et grâce à leur style car « Tout se passe comme si Anne Hébert n’écrivait que l’essentiel ou, en tout cas, ne laissait paraître que le meilleur de sa production » . Le rêve y trouve donc une justification en vertu de la poéticité au renforcement de laquelle il contribue. Sa transcription sur le plan du discours implique une clarté et une certaine cohérence imprimées par l’instance narrative qui le rapporte.
En ce qui concerne les romans Kamouraskaet Les Fous de Bassan, l’élément commun réside dans leur structure, présentée par André Brochu de la manière suivante « Aller vers la révélation d’un secret, lequel concerne une action limite (un meurtre) et ainsi conjuguer étroitement le code herméneutique et le code proaïrétique » . Le rêve y trouve des emplois différents : surgissement de la mémoire onirique qui conserve le secret de la vérité de l’être dans Kamouraska et mise en abyme des aveux des personnages dans Les Fous de Bassan.
Dans le premier roman d’Anne Hébert, Les Chambres de bois (1958), le rêve apparaît comme langage secret de Catherine dans un royaume du silence et de la rêverie, d’abord dans la maison du père, puis dans les chambres de bois, espace merveilleux qui conserve le paradis de l’enfance de Michel et de Lia, liés par leur attachement à la maison des seigneurs. Le caractère transcendant du vécu onirique de Catherine est illustré dans le discours par un récit à la troisième personne, où la conscience de la jeune femme émerge graduellement, indiquant les étapes de sa maturation.
Le roman suivant, Kamouraska (1970), joue avec l’alternance – et parfois la superposition – entre le plan du présent et celui du passé coupable d’Élisabeth Rolland, ranimé par la mémoire onirique. Cette alternance traduit la tension entreles exigences de la société au sein de laquelle l’héroïne a gagné une réputation etle besoin de se retrouver dans sa vraie nature, avide d’amour et capable de tuer au nom de cet amour. Le rêve se fait l’espace idéal pour l’aveu d’Élisabethet pour la reconfiguration de son être ; le récit de rêve acquiert une complexité qui contribue au bon fonctionnement de la « machine romanesque »  : des hallucinations qui marquent l’endormissement, brouillage des plans de la veille et du rêve, oscillation entre le présent et le passé, entre la première et la troisième personne.
Pendant l’étape fantastique qui marque l’œuvre d’Anne Hébert, avecLes Enfants du Sabbat et Héloïse, l’effacement graduel des barrières entre la réalité et le rêve installe l’ambiguïté qui donne naissance au fantastique et frôle la folie. Le cauchemar trouve lui aussi une place au cœur du récit fantastique en tant que vecteur de la terreur et de la sexualité.Les Enfants du Sabbat avancent plusieurs rêves appartenant aussi bien à Julie qu’aux autres personnages. Si le rêves de Julie sont rendus par un discours à la première personne mis au service de la remémoration, les vécus oniriques des autres personnages, toujours hantés par Julie, sont narrés à la troisième personne. Le temps présent assure la dramatisation du récit.
L’intrigue du roman Les Fous de Bassan (1982)suit le dévoilement du secret de la disparition de deux cousines et repose sur la confrontation de six témoignages qui proviennent du pasteur, leur oncle, des victimes elles-mêmes, de l’assassin et de son frère idiot. Chaque intervenantoffre une version incomplète des événements de l’été1936 tout en évitant la vérité – à la manière du vol des oiseaux appelés « fous de Bassan ». C’est à l’assassin que revient d’avouer à la fin du roman le viol et l’assassinat de Nora et Olivia Atkins. Le rêve ne fonctionne comme espace d’évasion que pour le plus innocent des personnages, se définissant en reste comme expérience qui reflète la vérité par l’activation de la culpabilité du pasteur, des traumas de l’enfance de Stevens ou du désir refoulé d’Olivia qui sera une des victimes. Le vécu onirique est agité donc, tout comme le vécu réel des personnages aux prises avec eux-mêmes, excepté le sommeil de Perceval, qui ne retrouve « Rien de violent en rêve. Une douceur absolue » (Les Fous de Bassan, p.142-143) parce qu’il n’y a rien qui pèse sur sa conscience.
Dans le roman Le Premier Jardin (1988),Flora Fontanges, qui est comédienne,accomplit grâce à ses rôles le grand rêve des personnages hébertiens : celui d’avoir plusieurs vies,mais au prixd’une existence brisée et d’une fille fougueuse qu’elle revoit rarement.Son retour au Québec après un exil de quarante ans déclenche la remémoration des traumas de son adolescence, le rôle le plus difficile de la vie de Flora Fontanges,qui se fera partiellement par le rêve, les cauchemars et les apparitions. Le Premier Jardin représente donc un autre roman où la mémoire onirique ressuscite, finalement, un passé douloureux. Contrairement à Élisabeth Rolland qui dirige la projection onirique de sa jeunesse, Flora Fontanges ne s’identifie pas à l’avatar retrouvé dans le rêve,le récit privilégiant la troisième personne et l’emploi du passé composé ou de l’imparfait,remplacés parfois par le présent.
L’Enfant chargé de songes (1992) se construiten grande partie comme la remémoration onirique de l’été crucial de l’adolescence et puis dela jeunesse de Julien Vallières. Le récit du présent de l’œuvre est lui aussi traversé par les états de rêverie de Julien, formes de l’« exil onirique » d’un être déçu par la réalité, comme tous les personnages hébertiensqui cherchent ailleurs « la vraie vie ». Dans ce roman-poème, le songeacquiert une place fondamentale dans la dynamique du personnage comme au niveau formel :il occupe l’espace des récits des rêves et des rêveries de Julien insérés dans le corps du récit, comme l’espace des blancs qui délimitent les séquences du roman et mènent à la fragmentation du récit romanesque. En outre, le roman L’Enfant chargé de songes investit le mot « songe » d’une pluralité de significations, mise en lumière par le lexique du rêve et de la rêveriedont l’œuvre est parcourue.
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais(1995) illustre une autre facette de la problématique du sommeil et du rêve dans l’œuvre littéraire : la perspective extérieure, celle de l’observateur du sommeil et des réactions provoquées par le rêve chez le dormeur, facette seulement suggérée par l’auteure dans les autres romans. Clara retrouve en se promenant le Lieutenant endormi sur une chaise au soleil. Elle assiste au spectacle fascinant de la fragilité et de l’impuissance de l’être, rendues manifestes par le sommeil. En même temps, la défense de pénétrer dans le mauvais rêve du Lieutenant fait de celui-ci un étranger, comme il l’est en effet par sa nationalité et par son mutismepour l’adolescente qui l’observe dormir. Le récit suggère ainsil’impossibilité d’une communication véritable entre les anglophones et les francophones du Canada.
L’avant-dernier roman hébertien, Est-ce que je te dérange ? (1999),ne contient aucun récit de rêve. En revanche, le penchant de Delphine vers la rêverie, son oscillation entre le passé censé empêcher l’anéantissement de l’êtreet le présent qui l’accélère procurent à l’œuvre la poéticité propre à la création littéraire d’Anne Hébert. La plupart des interventions de Delphine sont les fragments d’un discours délirant, qui se déconstruit, traduisant le refus de la réalité par le refuge dans un passé réduit à une cohorte d’images dont l’intensité est bouleversante.
Quant au dernier roman d’Anne Hébert,Un habit de lumière (1999), il rassemble les confessions de cinq personnages, dont un fonctionne comme instance morale qui commente le destin de trois autres, à savoir les membres de la famille Almevida. Nous y retrouvons un seul récit de rêve qui appartient au fils, Miguel, et qui illustre le complexe d’Œdipe, mise en abyme du conflit père-fils qui marque le roman. Le contenu onirique est assumé par un récit à la première personne, tout comme les récits des souhaits de Rose-Alba qui divague lorsqu’elle rêve au luxe et à l’érotisme. Ses rêveries la projettentdans l’accomplissement imaginaire de ses souhaits par un mouvement contraire à celui desrêveries de Delphine qui étaitrégressif, de retour vers son passé.

Le fonctionnement du rêve dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert
Pour mettre en lumière le fonctionnement du rêve dans les romans hébertiens, nous proposons l’analyse de deux récits de rêves extraits des romans distincts. D’abord, le récit du premier des quatre rêves de Catherine qui marqueront dans Les Chambres de bois les étapes de sa maturation. Le récit de rêve est bien découpé dans le récit-cadre par l’annonce onirique « elle eut un songe » et la clausule onirique « le jour criait après Catherine ». Il est même encadré par des guillemets, ce qui institue déjà une distinction entre ce contenu imaginaire et le contenu romanesque. Le rêve est exposé directement par un narrateur extérieur, donc nous avons affaire à un récit à la troisième personne, qui a une structure cohérente, illustrant le fait que l’héroïne n’est que le réceptacle de ce rêve prémonitoire, car elle épousera un jour ce petit qui est prisonnier dans la grande maison des seigneurs comme il sera par la suite prisonnier du souvenir du paradis perdu de l’enfance.Même l’emploi du passé simple comme temps dominant du récit onirique installe la rupture entre le moment passé du surgissement du rêve et l’acte du discours.Le contenu onirique emprunte à la réalité « la maison des seigneurs », l’image de l’enfant et « la pluie et le brouillard » et crée un scénario conforme à la logique du rêve par « la maison des seigneurs (…) posée au creux d’une boule de verre ».
Le deuxième récit de rêve est extrait du roman Les Fous de Bassan, une des réussites narratives d’Anne Hébert. Le rêve appartient à Nicolas Jones, un vieux pasteur hanté par le souvenir de l’été tragique de l’année 1936, qu’il évoque en 1982. Le passage au contenu onirique se fait de manière plus discrète que dans le premier roman, afin de conserver l’ambiguïté qui imprègne tout le discours du révérend. Ainsi la tournure modalisante« j’ai dû dormir » installe-t-elle l’incertitude qui sera dissipée ensuite par la mention du songe ; le passage à la réalité est abrupt, sans aucune annonce du réveil.Le participe passé de « vu Perceval en songe » insiste sur le caractère rétrospectif du récit et déplace l’accent sur la remémoration sous le signe de laquelle repose toute la section consacrée à Nicolas Jones. Le récit se fonde sur une narration homodiégétique, le rêveur rapportant lui-même son vécu onirique sans lui imprimer la cohérence que nous rencontrons dans la structure de l’autre récit analysé, par exemple. Le pasteurjuxtaposedes images oniriques qui prolongent l’angoisse de la réalité. En effet, le contenu de son rêve reprend lasubstance réelle : l’image de Perceval, quisavait que Stevens avait jeté ses deux cousines dans la mer, la grève peuplée par des gens alertés par la disparition des deux adolescentes, la culpabilité de toute une communauté et la peur du Jugement. Le détail qui adapte le scénario à la logique du rêve est la nature angélique de Perceval.

Conclusions
Dans l’ensemble romanesque hébertien, le rêve situe les personnages dans la transgression, qui se jouedans la tension entre la réalité et le songe, entre le présent et le passé réactivé par la mémoire onirique, entre la présence et l’absence ou dans la confrontation des facettes de moi. Le récit de rêveest censé traduire cette transgression sur le plan formel, où il contribue à un discours onirique qui entretient des rapports complexes avec le discours romanesque dont il dépend et se distingue à la fois. A travers les romans d’Anne Hébert, les articulations entre le récit de rêve et le tissu textuel qui l’encadre sont décelables au niveau du contenu, de l’instance narrative, des temps du récit ou de la structure qui subissent des changements significatifs.

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